"Il n’est pas de géographie plus précise que celle des voix. Tout se situe ensuite, de part et d’autre des murs, des frontières, des checkpoints qu’il est inutile de nommer. Tout se situe sur la carte, en fonction de qui entend les voix, et qui ne les entend pas.
Meriem entreprend un voyage avec le passeur. D’autres entreprennent le voyage dans l’autre sens. Et d’autres encore, les plus nombreux, restent, attendent, guettent. La cruauté c’est de leur faire croire qu’ils n’ont plus le droit à la beauté, qu’ils sont nés au milieu des ruines, qu'ils sont faits pour les ruines. Des hommes qui enfanteront des gamins de cailloux. Mal finis, prêts à se faire écraser, prêts à tout pour sniffer de la colle qui efface le souvenir, qu’ils n’avaient pas de toutes façons.
Caillasser c’est baptiser. Soulever la mémoire du sol. Accepter la dote du temps, la faire sienne. Résister en son centre. Tenir le caillou fort dans sa main, avec une petite sueur, le tenir théoriquement, c’est décider, sans aucune naïveté, et avec une radicale douceur, que l’amour se sauve des tombes et des grillages. Variation mythique sur fond de conflit trop répandu." France Culture
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Mon p'tit Blog : Rapidement j'ai eu ce besoin impérieux de lire à voix haute ce texte magnifique de Laurent Gaudé convoquant "l'antique douleur des hommes". La justesse des mots fait mouche, les émotions portant l'exil, la déchirure, l'usure nous traversent, nous transpercent et, comme à son habitude, l'épopée fait jaillir l'universel et bouleverse : "convoquer une voix sourde et commune" pour oser assumer le réalisme du sujet. Les choeurs de voix tantôt masculines tantôt féminines relaient les personnages individuels et font résonance au-delà de toutes les frontières ; et que dire de l'Enfant des Gravats, de son langage si peu conventionnel mais pourtant intelligible...
Quel écrivain fabuleux !Extraits : :
"Moi ? Jamais demandé ça. Personne. Je prends. Je parle aux pierres. Je suis roi en mon tas de ruines.""Tu vires ? Sans les yeux pour moi. T'es dure, tu barres la route, la taille, comme ça. Je peux pas t'empêcher, moi, d'entrer en moi comme ça." L'enfant des gravats
"Tu te trompes, mon père, Pardonne-moi, Tu te trompes. Ces clés ne sont pas le seul bien que tu me transmets. Il y a plus. Il y a bien plus. Ton regard humilié. Ton visage d'homme vaincu. C'est sur cela, mon père, que je concentre mes esprits. C'est cela que j'emporte. Je ne veux pas oublier ce qu'ils ont fait de vous. Des hommes jeunes et puissants, Mes pères, Nos oncles, Devenus en quelque temps de pauvres ombres découragées. Laisse-moi te regarder, mon père. Cela me donne des forces pour les jours à venir .Je serre les clés dans ma main Mais je n'oublierai pas ton regard. Je m'y replongerai chaque fois que ma colère faiblira. Je regarde ce qu'ils ont fait de toi, mon père, Et je ne pardonnerai pas."
"LE CHOEUR DES HABITANTS DE LA VILLE [...] Caillasse, Tu vas te battre, Tu sais le faire, Mais pas comme une bête, Pas comme un voleur de ruines. Les pierres, tout autour de toi, parlent de nous, De nos combats. Tu vas te battre. Et si tu te souviens de nous, Si tu te souviens de tout, Il y aura de la joie, Le jour béni où ,En notre nom,Caillasse, Tu vaincras."